P. T. : En effet, à la suite de mes études, j’ai décidé d’aller travailler au Nord-Cameroun en juin 1959, avec ma femme Anne-Marie, pour prendre en charge le dispensaire de Mayo dans l’ « Afrique profonde », où les médecins, à l’époque, étaient trop peu nombreux (1 pour 50 000 personnes).(…) Entre 0 et 5 ans, on comptait entre 70 et75 % d’enfants qui mouraient. (…). Je ne suis pas parti tout seul, mais avec une équipe du « Développement rural ». C’étaient les théories du Père Lebret, avec « l’association Économie et humanisme », qui nous avaient appris que c’était du « sale boulot », que de faire seulement de la médecine sans se préoccuper de nourrir les gens. Il fallait conjuguer la médecine, l’agriculture, la formation intellectuelle, technique et tout cela en essayant de conserver les valeurs africaines. (…) C’est là qu’a commencé pour moi une grande saga : l’étude et la valorisation de la pharmacopée africaine.
P. T. : Au dispensaire, les lépreux se présentaient en grand nombre. Grâce aux institutions internationales, nous disposions du seul produit utile alors concernant cette affection : la Disulone. (…) En 1962, vient au dispensaire, pour une banale diarrhée, un malade que nous avions, dans notre fichier des lépreux, étiqueté à juste titre comme lépromateux, résistant aux sulfones. Son état ne correspondait pas au tableau de gravité que décrivait la fiche. Certes, les quelques phalanges amputées n’avaient pas repoussé, mais tout son corps était sain : plus une seule tache, plus de plaie ; il avait récupéré la jolie peau de ses compatriotes. B. P. : Je suppose que cela a dû vous intriguer ?
P. T. : En effet. Je lui demande : « Quel traitement as-tu suivi ? Tu es allé à l’hôpital de Maroua, la ville voisine ?- Pas du tout ; j’ai suivi le traitement que m’a donné un “vénérable” à la montagne. »
C’est ainsi que l’on appelle, dans leur langue, les vieux sages guérisseurs. Ce patient m’a permis de rencontrer le personnage en question, avec lequel j’ai fait une randonnée d’herboristerie dans la brousse. Il m’a fait ramasser 14 plantes.
P. T. : Ayant eu l’impression que cet homme ne me livrait pas son secret, j’ai étendu mon enquête auprès des malades qui m’ont signalé l’existence d’un guérisseur de l’ethnie voisine, les Mbremes, réputé pour ses résultats. (…) Il m’a fait ramasser la racine d’un arbuste, assez rare, dont nous avons plus tard appris le nom botanique : Gnidiakraussiana.
P. T. : J’étais, en effet, curieux de savoir comment l’utiliser. « Il faut faire sécher la racine et la broyer pour en faire une poudre à administrer une fois par semaine. Mais attention… C’est un poison violent ! Je t’indique comment nous faisons, bien que je sache que vous, les Blancs, vous ne croyez pas à ces pratiques. Pour une maladie grave, on sacrifie un poulet, on en fait un bouillon dans lequel on met ça de poudre (“ça” représentait environ 100 mg). Après l’avoir bien fait bouillir, on fait boire le bouillon au malade. » Je n’ai certes pas utilisé cette technique (…). Après quelques années d’étude, j’ai compris que cette ébullition permettait d’éliminer avec la vapeur l’essentiel du toxique et que les protéines du bouillon pouvaient aussi limiter la rapidité d’assimilation du toxique restant. Cette pratique correspondait donc à une technique galénique très performante. (….)
Ensuite je lui ai demandé : « N’aurais-tu pas aussi un remède pour mon camarade européen affligé d’un psoriasis généralisé ? » Il m’a donc confié une poudre tirée de la racine d’un arbre que nous sommes allés tout de suite identifier. (Nous avons su plus tard que c’était le Securidaca longepedunculata) (…). Après trois semaines, il avait récupéré un visage normal (…).
B. P. : Cette rencontre avec votre ami guérisseur vous a conforté, dans votre conception de la médecine, dans votre regard sur l’homme.
P. T. : Cette rencontre ne m’a pas conforté, mais éveillé à une forme de médecine que je ne connaissais pas, dont je ne connaissais pas l’ampleur de leurs connaissances. (…). Cela m’a ouvert des portes sur des formes de médecine que je ne connaissais pas, auxquelles je n’accordais pas trop d’importance, auxquelles je n’avais pas trop réfléchi, moi qui apportais la médecine européenne aux pauvres gens qui n’avaient rien. Sur le moment, je ne suis pas allé assez loin dans le contact avec les guérisseurs pour que ça change fondamentalement ma vision de la médecine. C’est après coup que j’ai réfléchi sur la médecine africaine et que j’ai compris l’originalité qu’elle présentait, que c’était un monde très riche. (…) Et je me suis dit : la médecine africaine a des éléments qui sont universalisables, en particulier les plantes, dont on peut étudier la phytochimie et la pharmacologie. Mon but a été l’universalisation de cette médecine par la science.
B.P. : Votre prise de conscience de la nécessité d’universaliser les principes de la médecine africaine remonte-t-elle à votre retour en France, en 1964, ou à plus tard ?
P.T. : Plus tard encore. (…) En 1965, j’ai eu envie de repartir et d’aller en Algérie, pays qui avait besoin de beaucoup de médecins (plusieurs étaient partis au moment de l’Indépendance). Nous sommes arrivés dans le petit port de Collo, dans le Constantinois, un endroit splendide où l’on pouvait vivre tout en faisant un travail intéressant dans cette Algérie désorganisée par la guerre et en train de bâtir son indépendance. Et là, j’ai commencé à débroussailler un petit peu les problèmes des plantes africaines. J’ai apporté les plantes africaines que j’avais commencé à utiliser là-bas, à savoir le Securidaca, le Desmodium, je le connaissais encore très peu (…). Je me suis aperçu qu’il y avait des richesses certaines très importantes dans ces plantes et qu’il fallait qu’un jour ou l’autre je m’y mette.